À travers le Col Brun - Une histoire Unterwaldienne

L’homme lança un regard inquiet dans son dos. Les bruits de pas avaient cessé, mais il n’était toujours pas tranquille. Derrière lui, le soleil commençait à disparaître derrière les montagnes, et bientôt, la nuit allait s’abattre sur la Haute-Forêt.

Cela faisait plusieurs heures déjà qu’il progressait sur la route du Col Brun, il en avait perdu le compte, et l’obscurité l’empêchait déjà de lire les jalons indiquant les distances.

« Il faut que j’atteigne Villars avant la nuit » marmonnait-il dans son écharpe, « je risque de me paumer… Putain de mercs. Si seulement ils pouvaient se perdre, eux. »

Trois jours, trois putains de jours que ces mercenaires le poursuivaient. À vrai dire, depuis qu’il avait quitté le Nouveau Bastion muni d’une lettre pour le Comte de Brillance, ils étaient sur ses talons.

Ses mains serraient le tube de cuir contenant la missive. Il fallait qu’elle arrive à son destinataire, coûte que coûte. La survie des habitants de la Basse-Forêt en dépendait.

« Paul, vous êtes le meilleur de nos messagers. Si cette lettre n’arrive pas à bon port, nous sommes fichus. Si les pirates du Rigg nous attaquent, il ne restera plus rien de nos villes. Plus rien de ce que nous avons mis tant de temps à construire. Souvenez-vous de ce qu’ils ont fait à Lucarn. Nous sommes les prochains. Hâtez-vous, et nous arriverons peut-être à résister. Vous êtes notre dernière chance. »

Les mots de la Comtesse de la Basse-Forêt résonnaient encore dans l’esprit du messager. Il connaissait les enjeux, et était bien déterminé à accomplir sa mission. La vie des siens était dans la balance. Sa sœur, ses neveux, et tous les habitants de la province. Leurs vies étaient entre ses mains. Littéralement.

Un craquement sinistre retentit sur sa droite. Instinctivement, il tourna la tête dans cette direction avant de se raviser très rapidement. Les créatures qui erraient aux alentours du Col Brun n’étaient jamais agréables à voir… Plus d’un voyageur avait perdu la raison à leur seule vue, et les abords de la route étaient jonchés des restes de ceux qui avaient préféré le vide et l’étreinte de l’oubli à cette vision d’horreur.

Le chemin serpentait toujours entre les arbres, et la pente devenait de plus en plus raide. Le Col Brun n’était plus très éloigné, à présent. Il redoubla d’efforts, sentant son souffle s’amenuiser alors qu’il gravissait la route de montagne qui culminait à plus de cinq cents mètres en amont de la vallée d’où il était parti.

« Encore un petit effort, mon vieux. Tu peux le faire. Une fois au col, tu pourras souffler. » murmurait-il, plus pour se persuader que par véritable conviction.

Une ombre apparut à la lisière de son champ de vision. Proche. Beaucoup trop proche. Il porta la main à son pistolet à poudre noire. Pas pour l’ombre. Pour lui. Piochant dans ses dernières réserves, il se mit à courir, alors que retentissait un croassement lugubre dans son dos, puis un deuxième à sa droite… et un troisième à sa gauche. « Bordel, comme si un ça ne suffisait pas… »

Son sang se glaça lorsqu’il aperçut l’une des bêtes. C’était une monstruosité écailleuse, à la tête hérissée de pointes acérées, et à la gueule suintant d’un ichor noirâtre entre ses crocs saillants. Une paire d’ailes membraneuses complétait la vision de cauchemar, et Paul sentit sa volonté faillir et sa raison s’évanouir alors qu’il retenait à grand peine un hurlement d’effroi.

Il prit ses jambes à son cou et fuit l’horreur qu’il avait contemplée un instant. Pendant d’interminables minutes, il courut, jusqu'à ce que ses poursuivants ne soient plus qu'un mauvais souvenir. Alors qu'il reprenait son souffle après sa course effrénée, la réalité lui fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Il avait rompu la promesse qu'il s'était faite à lui-même lorsqu'il était devenu messager. Il avait violé sa règle la plus élémentaire.

Il avait quitté la route.