Le Vieux, la Pute et le Salopard
« Regarde, Marie, devant nous. C’est un mauvais présage.
- Quoi donc, Mère ?
- Ce groupe qui s’avance, dans la poussière. »
Parle toujours de mauvais présages, Mère. Chaque jour, Mère, aussi loin que je me souvienne, a apporté son lot de sinistres augures. Non pas que je me souvienne de si loin que ça. Mais suffisamment.
C’était le tout petit matin, celui qui peine à se séparer de la nuit. Le ciel recouvrait tout de sa carapace, amas de nuages grumeleux, qui suppuraient à perte de vue, un ciel comme tous les jours, toujours gorgé d’orage et n’éclatant jamais. Juste la pluie, averse fatiguée, traversant les oiseaux si noirs, mazoutés par le ciel depuis leur naissance jusqu’à leur mort.
Il y avait bel et bien un groupe en avant du convoi, sur la Voie Déchue. Des gens à pied, évitant les fissures du bitume et les veines que les racines avaient formé sous la route.
Et de chaque côté, bouffant la Voie Déchue, la forêt, à perte de vue. Et la vue se perdait vite, à travers les frondaisons, entre les troncs, derrière le ciel toujours trop bas. Les branches, les ronces, les racines s’étendaient partout, couvrant l’horizon d’un tissu anarchique. C’était la forêt partout, montant la garde. La forêt qui puait, le natron du gigantesque charnier qu’elle était, avec les bestioles crevées dans son humus, avec la mort grasse sur son écorce. La forêt qui ne se taisait jamais, avec ses insectes sous la terre, avec les grognements rauques dans ses bourrelets.
Mère plissait les yeux en avant. En même temps, elle tirait les rênes pour calmer les chevaux de la roulotte. Elle était encore belle. Les rides sur son visage ne lui donnaient que plus de majesté. Ils étaient partis à la hâte, si bien qu’elle gardait encore ses habits de cour et n’avait pas pris la peine d’enlever le hennin qui lui retenait les cheveux.
« Mère, retournerons-nous un jour à Lugdunum ?
- Lugdunum la Grise, Lugdunum la Maudite...
Mieux vaut ne plus y songer. C’était un beau rêve, c’est terminé. Quatre-Doigts l’a démoli et la Peste a fini le travail. Je ne veux pas retourner à Lugdunum, si c’est pour voir ce que les écorcheurs et la malemort ont fait de ton père et de notre grande cité. Mieux vaut oublier ce rêve, Marie, mieux vaut en changer...
- Alors, quel sera notre rêve à présent ? ».
Marie réordonna ses longs cheveux d’ébène. Pour qu’ils soient lisses et beaux, pour qu’ils soient le contraire de la forêt autour d’eux.
Le convoi ralentissait. La jeep à l’avant, qui roulait déjà au ralenti – au diapason des roulottes -, fit gémir ses freins. Les cavaliers manœuvraient leurs montures pour laisser passer le groupe de marcheurs. La fumée montait des tuyaux d’échappement, des naseaux, des gorges humaines, pour se mêler à la brume. Au-dessus de l’atmosphère aussi lourde qu’une enclume, le soleil diffusait avec peine, ricochant dans un ultime soubresaut sur l’acier de l’automitrailleuse. Les oriflammes de la maison Lugdunum se balançaient sans conviction sur les porte-étendards du convoi. Tous étaient figés dans l’attente.
Le groupe passa enfin à leur niveau. Des lépreux. Parés des dernières hardes qui tenaient encore sur eux, impériaux de déchéance. Leurs crécelles grinçaient à travers les volutes, les bateleurs de la rédemption passaient, indifférents.
« Contemplez-nous, gentes dames et nobliaux. Mirez- vous dans nos ulcères ! Pitié pour vos frères de flétrissure ! L’aumône ! L’aumône ! ».
Mère sortit quelques capsules de sa bourse et les jeta sans vraiment regarder où elles tombaient. D’autres caps pleuvaient de toutes parts sur la cohorte. Les lépreux se penchaient, avec d’infinies précautions, ramassaient l’obole dans les crevasses de la route. En se relevant, ils jaugeaient leurs bienfaiteurs, dévoilant ainsi les plaies de leurs visages, leurs yeux glacés comme des gouffres, la gangrène de leurs bras, les chancres qui leur déchiraient le nez et la bouche. L’un d’eux dévisagea Marie et sourit d’un air si pervers que la jeune femme sursauta.
Les gardes apprêtaient leurs piques au cas où il faudrait repousser une émeute. Mais finalement les lépreux passèrent leur chemin sans plus d’esclandre. Ils s’étaient contenté d'inspirer la peur et c’était bien là leur seule consolation en ce monde.
La toux brutale de l’embrayage fit signe au convoi d’accélérer le rythme. La roulotte de tête transportait un Christ rouillé jusqu’à la corde, glissant dans l’opacité de la pluie, muet comme une tombe. Les soldats se raclaient la gorge. Les nourrissons geignaient et leurs mères avaient beau les rapprocher des braseros, ça ne suffisait pas à les calmer.
« Quel sera notre rêve à présent ?, reprit Mère. Vois-tu, je me demande. La forêt, autour de nous, elle s’étend jusqu’au bout du monde et il y en a été ainsi de toute éternité, paraît-il. Du moins, c’est ce qu’on pense. Tu connais le dicton ? Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire... Mais ils n’ont rien écrit du tout ! »
Elle tendit une carte postale à Marie. Le carton était gâté par l’âge mais on pouvait encore y voir le motif. Des falaises et la mer qui venait s’y briser. Un paysage comme on ne pouvait en imaginer.
« Cet endroit s’appelle Quibero. C’est la contrée légendaire où la forêt s’arrête. Au-delà, il y aurait une gigantesque étendue d’eau salée. Tu entends ? De l’eau plus loin encore que le regard ne peut porter. C’est ça notre rêve, maintenant. Voir ça un jour, avant de mourir. Je suis âgée, je ne sais pas si j’aurai la chance de connaître ça. Mais toi, Marie, tu n’as que seize ans, tu dois avoir le temps de découvrir cet endroit. Ici-bas, les rêves doivent être fous si l’on veut garder espoir.
- Oui, Mère, c’est bien là rêve aussi fol qu’on puisse concevoir... ».
Marie songeait que sa mère déployait des ressources vitales insoupçonnées. Contre toute attente, cette chimère de l’océan pouvait leur donner un but. Une quête si ardue qu’elle leur ferait oublier la douleur de l’exil et la crainte du lendemain.
Le convoi des réfugiés progressait toujours sur la Voie Déchue, vers le Massif Central, dont la bosse difforme crevait l’horizon. Qui avait bâti ses routes ?
Quelle race ancestrale avait donc eu le pouvoir de creuser ainsi à travers la forêt ? Pour y faire passer quels cortèges ? Étaient-ce les mêmes qui avaient laissés ces reliques miraculeuses, telle que la jeep à l’avant du convoi ? Pas même les érudits de Lugdunum n’avaient pu apporter une réponse. A vrai dire, même les érudits avaient la mémoire fracturée, ils ne savaient plus quels noms ils avaient porté enfants, qui avaient été leurs parents, qui les avaient précédés sur la Terre. Ils n’auraient su décrire le visage de leur premier amour ou le contenu de leurs premières leçons. Comme tous, ils étaient soumis au joug de l’oubli. Vous connaissez le dicton ? Oublier est plus naturel que de se souvenir.
Voilà maintenant plusieurs heures que les lépreux étaient passés. Depuis, aucun incident n’avait entravé l’avancée du convoi. L’Auvergne s’étendait à même le ciel, grosse de montagnes, balafrée de vallées. Et sur l’échine des volcans morts, une marée d’arbres, sur des lieues et des lieues, pas un souffle. Pour seul mouvement, le vol sombre des corbeaux, s’élevant et se perdant dans les gouffres du ciel, le vol des oiseaux qui se cachent pour pourrir.
« Mère, depuis des jours que nous voyageons, nous n’avons pas vu la moindre bâtisse, pas âme qui vive. En est-il donc ainsi jusqu’au bout du monde ?
- Nous atteindrons une ville, dans quelques jours. Noirmont-Ferrand, la cité-garnison. Mais avant, ne t’attends pas à croiser beaucoup d’habitations. Partout ailleurs, c’est la forêt, c’est le domaine des vagabonds et c’est le domaine des choses. Des choses qui sont plus fortes que nous. Il en ainsi sur toutes les terres de Millevaux. Et depuis toute éternité, aussi loin que porte la mémoire. Mais le Christ sait combien elle ne porte guère... ».
Mère ne termina jamais sa phrase.
Une flèche s’était fichée dans sa gorge, y ouvrant un ravin sanglant. Elle hurla, le hurlement ne venait pas de sa bouche mais de sa trachée ouverte en grand, c’était un hurlement entièrement fait de sang, un sang sombre et compact qui macula entièrement Marie quand sa mère s'affaissa sur elle.
Devant, les conducteurs de la jeep et le servant de la mitrailleuse n’avaient rien pu faire. Ils étaient déjà morts ! La panique brisa les chevaux, qui désarçonnèrent leurs cavaliers. Le son d’un carnyx, venu de nulle part, déchira la plainte de l’averse. A sa suite, une troupe d’hommes en armes surgit des arbres, sans que quiconque les ait vus arriver. Mercenaires en guenilles, déments harnachés, mutants répugnants à voir, fuyards du Peuple qui Mange des Nourritures Immondes. Ils déferlèrent sur le convoi, courant, bondissant, écumant, à pied, à cheval ou sur des montures insensées ou sur des quads, dans des bouffées de gaz d’échappement aussi noir que des miasmes, hérissés de trophées guerriers, têtes d’hommes et de femmes sur des piques, bannières en peau humaine, cornes de bêtes, gueules d’ours statufiés dans leur dernière rage.
Leur chef, chevauchant un étalon noir aussi sauvage qu’un loup, était un nabot contrefait, les yeux de deux tailles différentes, la bouche de guingois. Une bosse lui tordait le dos de la nuque au bassin. Il hurla d’une voix si rauque et démente que beaucoup de femmes s’évanouirent rien qu’à l’entendre :
« Mon nom est Attila ! Je suis la Mort Incarnée ! »
Son second, un colosse juché sur un raptor laineux, était aussi insupportable à voir. Torse nu, couvert de peaux de bêtes, couturé de cicatrices, des os et des colifichets de bois incrustés sous la peau de ses bras et de son crâne à nu. Sa bouche portait la marque d’une profonde mutilation : ses lèvres étaient découpées, laissant les gencives à vif et lui dessinant un perpétuel sourire.
« Je suis l’Homme qui Rit et je suis la Peur Incarnée ! »
Sans plus de cérémonie, les pillards accomplirent leur office. Tout autour de Marie, les hommes tombèrent et moururent, écrasés par leurs montures, criblés de balles. Partout le feu prenait, les femmes et les enfants hurlaient alors que l’incendie leur déformait la peau, des soldats se pliaient dans des angles improbables, fauchés par une rafale, d’autres rampaient en proie au délire, tentant de replacer leurs viscères dans leur ventre et crevant sur leurs organes encore chauds.
L’hécatombe était si grotesque que Marie n’avait encore pas réalisé ce qui se passait. Sa roulotte perdit l’équilibre. Elle se retrouva projetée au sol. Elle ne vit plus que les pieds des barbares piétinant ses frères de Lugdunum, n’entendit plus qu’un capharnaüm de sons. Maîtrisant la douleur qui broyait ses os, elle se tourna de côté. Juste en face d’elle, souffle à souffle, le visage de sa mère. Les corbeaux n’avaient pas attendu le signal de la curée et la couvraient déjà. Marie était paralysée. Mais quand l’un des charognards entreprit de déguster les yeux de sa mère, elle comprit enfin l’horreur de la situation.
Fuis, Marie, fuis, pour l’amour de Dieu !
Elle se releva aussitôt. De toutes ses forces, elle prit son élan vers la forêt. L’Homme qui Rit fit virer son raptor vers elle. Un des derniers soldats valides s’interposa. Marie n’eut aucun regard vers son sauveteur et ne sut jamais de quel trépas atroce il paya son courage.
Elle courut à perdre haleine à travers cette forêt qui la répugnait tant. Sa vision était saccadée, rouge des veines qui explosaient dans ses yeux. Il n’y avait devant elle qu’une infinie procession d’arbres sombres comme du goudron. Derrière elle, elle ne voulait pas, elle ne voulait plus savoir ! Au fond d’elle- même, elle savait déjà le pire : aussi terrible fut son destin, elle finirait par tout oublier, sa mémoire handicapée finirait par rayer cet événement de la carte, la mort de sa mère, le souvenir même de sa mère disparaîtrait dans un tourbillon d’amnésie, il ne lui resterait même plus ça, pas un soupçon de ses origines, pas une volonté de vengeance, elle serait doublement orpheline, à jamais, elle ne serait plus que folie, folie, folie !
Impossible de faire confiance à ses sens...
Marie se heurtait sans cesse aux troncs, chutait dans la boue, se relevait, enduite de sang, enduite des viscères des soldats, des scolopendres et des cloportes la parcourant de part en part. Elle reprenait sa course, toujours tout droit, le plus loin possible, ne jamais se retourner, son souffle court, si court, ahanant à s’en briser les tympans, plus que le rythme asynchrone de son souffle à entendre, elle courait, elle courait, elle courait.
La forêt la bouffait toute entière, les arbres étendaient leurs racines sous ses pieds, elle chutait, se relevait et chutait encore. Elle ne voyait plus qu’en noir et blanc, le noir de la mousse presque vivante, le noir de la terre spongieuse, le noir des troncs gros comme des ogres, le blanc du ciel en canevas par-dessus les frondaisons, le blanc des yeux des bêtes et des choses, aperçues furtivement derrière les buissons, le blanc de la sève qui sourd, de l’eau qui bave sous les feuilles, le blanc de l’asphyxie toute proche, le blanc de l’oubli préprogrammé, le blanc de la mort ! Et puis surtout le pire, la présence ! Une présence invisible, qui englobait tout, une volonté inhérente à la forêt, qu’elle sentait autour d’elle, une force immémoriale qui sortait à même de la terre ET ECRASAIT TOUT !
Elle courut si longtemps, son cœur dans sa poitrine - comme prisonnier d’une vierge de fer - menaçait de lâcher à tout moment, toujours moins d’air dans ses poumons, ses jambes et ses os plus qu’un engrenage de souffrance. Et la forêt qui ne s’arrête jamais, qui vous braille : « Vous n’allez nulle part » et la peur un moteur emballé et la mort si proche à ses talons sans doute... Elle ne s’était même pas rendu compte qu’ils ne l’avaient pas poursuivi.
Elle trébucha une nouvelle fois et partit la tête la première, heurta un objet dur, dégringola un talus dans une envolée de feuilles pourries. Elle finit sa chute en plein dans une mare remplie d’une bauge immonde. Elle sentait la conscience la lâcher. Seul le remugle de la fosse où elle était étalée la maintenait en alerte. Elle tendit un bras hors de la mélasse et le fit retomber. C’était sans doute la fosse d’aisance d’une bête, un sangleloup peut-être, vu la taille du cloaque. Ou c’était les sucs d’un arbre ou les sécrétions d’autre chose... A la périphérie de son champ de vision, un gros ver se tortillait.
Courage, Marie, tu es sauvée, redresse-toi et cherche Noirmont- Ferrand...
« Hé, le Vieux, mire doncque c’qu’on a là !
- Dis donc, le Salopard, on dirait qu’t’as fait une saprée découverte ! »
À ces paroles étrangères, Marie tressauta. Deux hommes la regardaient. Ils étaient d’abord très flous. Elle fit le point et vit à quoi ils ressemblaient.
Il y avait le Salopard, un grand échalas, puant comme dix blaireaux. Il flottait dans des vêtements trop grands et - pour sûr - pris sur des cadavres, cousus entre eux avec un talent d’imbécile. Et puis par-dessus un t-shirt usé jusqu’à la corde, avec les restes d’un dessin, genre dessin d’enfant schizophrène, avec des monstres et des seringues et des bouches et cette inscription : GRIEF. Il pointait un antique fusil à baïonnette, mine de se méfier. Une gueule de travers, broussaillée d’un poil noir, un œil borgne et l’autre torve, des chicots jaune pisse plantés au hasard dans sa bouche.
Et ensuite, le Vieux. Il était plus petit, des frusques paramilitaires plus à sa taille, avec en sus du cuir bien travaillé mais pas verni et un genre de casquette de trappeur. Il traînait un travois, dont les nœuds et le contenu trahissaient son expérience de la vie forestière. Le Vieux restait en retrait, disant trop rien. Son regard de fouine montrait bien qu’il portait le cerveau pour les deux. Il avait un visage sans âge, des cheveux gris, une barbe d’une semaine. Il avait l’air si intelligent que ça en faisait froid dans le dos. D’instinct, Marie déduisit que le couteau de chasse à sa ceinture ne servait pas qu’à travailler les cuirs.
« Qui êtes-vous ? Je... je m’appelle Marie. Je viens de Lugdunum, j’appartiens à la noblesse. Je... j’ai besoin d’aide !
- T’entends ça, le Vieux, elle a besoin d’aide ! Pour sûr, on est tes amis, ma mignonette ! Tu vois c’quoi j’pense, le Vieux ! »
Le Salopard prouva qu’il portait bien son nom. Tout en vissant Marie avec son regard de chien lubrique, il dégrafait la loque qui lui servait de pantalon.
« Attends donc, t’as donc pas vu dans quel état elle est ? Tu veux choper des maladies ? Si t’es si doncques en peine là- dessous, on ira voir les filles à Noirmont- Ferrand.
- Ah non, pour sûr, le Vieux, ah non, des maladies, pas ça... Ah non, pas les maladies ! »
Ramené à la raison, le Salopard se refroqua en désordre. Marie comprit que son calvaire était loin d’être terminé. Elle se redressa d’un geste, recrachant la boue qu’elle avait avalée. Les deux-là, sales et bestiaux qu’ils étaient pour jamais mériter d’avoir la primeur de sa chair, n’étaient en rien les nobles chevaliers dont on chante la geste en la cour de Lugdunum. Le Salopard la regardait toujours avec avidité. Ce genre de chien ne tenait pas longtemps en laisse. Mais Marie était désormais résolue à se battre pour sauvegarder le peu qu’il lui restait. Elle prit la dague qu’elle tenait de son père et la pointa sur sa propre gorge.
« N’approchez pas ou vous ne m’aurez pas vivante ! ».
Les deux lascars sortirent de la viande de leur paquetage et commencèrent à bouffer. Le Vieux balança une musaraigne crevée à Marie, un genre de becquetance qu’il lui offrait. Elle ne réagit pas.
Puis il parla, entre les fils de viande qui lui pendaient dans le clapet :
« T’affoles pas, tu nous fais pas envie au fond de ta mare... Prends la bidoche et tire-toi ! »
Marie, réfléchis, calme-toi. Tu es seule à présent... Tu as tout perdu... Veux-tu rester seule dans la forêt, à la merci des prédateurs, à la merci des nomades qui pourraient être encore pire que ces deux-là ? Mère, qu’aurais-tu voulu que je fasse ? Mère, tu n’es plus là... Je dois trouver une solution toute seule... Je dois trouver un nouveau rêve... Je ne veux pas crever avant d’avoir eu ce rêve... Je ne veux pas crever avant d’avoir cherché à me venger des Écorcheurs et de tous ceux qui ont détruit ma vie... Ici-bas, les rêves doivent être fous si l’on veut garder espoir.
« Attendez, ne partez pas !
- Qu’esse-tu nous veux, du fond de ta mare ? Sûr, t’es pas dans le coin pour la promenade. J’ai entendu la troupe d’Attila, j’me doute ben de c’qu’ils font... Doncques, j’me doute qu't’as plus d’famille, ni rien qui t’rattache encore à c’que ces trous du cul appellent la civilisation ! (il cracha comme s’il s’en voulait d’avoir dit un mot sale). Mais nous, on est pas comme qui dirait des bons samaritains. Lâche-nous avec tes problèmes.
- Attendez... Ne me laissez pas seule... On doit pouvoir s’arranger...
- Écoute... Nous, deux on taille la route depuis un sacré tapin. On fait une équipe et on connaît deux types de gaziers. Ceux qui sont utiles et ceux qui servent à rien, qui sont justes des gueules de plus à gaver. Ce deuxième type de gazier, on n’en veut pas dans notre équipe...
- Je... Vous allez vers Noirmont-Ferrand ?
- On va vers ousque ça me semble jugeotteux d’aller. Et ça t’concerne pas vu qu’tu s’ras pas du voyage. »
Par le Christ, ces types vont me laisser crever sur place !
« Attendez... Je ne suis peut-être pas si inutile que ça... Je... je suis de la noblesse de Lugdunum. Certains vous offriront une récompense si vous me transportez jusqu’en ville.
- Lugdunum n’existe plus.
- Je... Je ne suis pas si inutile que ça. Je peux faire la cuisine, j’entends préparer le produit de votre chasse pour que ça ait meilleur goût. Je sais coudre, aussi. Je vois que vos habits ont besoin de réparation. Je peux travailler les cuirs.
- Je vois qu’t’es pas infirme de la négociance... En sorte, tu nous ferais la popote et en échange, on s’rait comme qui dirait tes gardes du corps...
- Moi, j’m’en balance de sa popote, gueula le Salopard. Moi j’dis juste qu’ça s’rait juste comme un boulet à la patte !
- Si ça t’plait pas, le Salopard, on la laisse dans sa mare. »
Il n’y a pas grand-chose qui puisse excuser l’argument qu’avança alors Marie, à part la démence. Ou le souvenir de ce qui disait sa mère : Ici-bas, les rêves doivent être fous si l’on veut garder espoir. Ou tout simplement l’atavique volonté de survie qui nous pousse aux pire compromis...
« Ecoutez, si vous me laissez me suivre... Si vous assurez ma protection... Si vous me trouvez de la nourriture... Je ne serai pas qu’une bonne à tout faire. Je... Je vous ferai aussi une compagnie. Une genre d’amie... Peut-être une amie généreuse, si vous voyez ce que je voulais dire. »
Le Salopard eut un vieux rictus satisfait. « Ah ouais alors, j’crois voir... ». Il lui tendit la main pour la tirer hors du fossé, en signe de conciliation.
Une fois à leur niveau, elle sortit la vieille carte postale de ses habits et la montra au Vieux.
« Vous... vous allez vers la mer ?
- Ca s’pourrait ben, Marie, ça s’pourrait ben.
- C’est quoi, la mer ?, intervint le Salopard
- Un endroit où ça s’pourrait ben qu’on aille, en genre de faire plaisir à la d’moizelle qui nous accompagne maintenant. »
Elle était tirée d’affaire. Du moins pour l’instant. Mais elle avait beaucoup promis. Beaucoup trop. Plus tard, elle aviserait. Plus tard..